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LE CAFÉ DE VILLE EN VILLE

Une pause fika à Stockholm ? Un latte art à Shanghai ? Une extraction à la v60 à Tokyo ? La planète café a des allures de kaléidoscope gourmand, façon boule à facettes géante. Décollage immédiat pour des horizons surprenants, de la suède en passant par les rives du Yangzi Jiang, jusqu’au Japon, sur les traces de la nouvelle gamme World Explorations.

Par Peyo Lissarrague Photos Laetizia Bazzoni

À STOCKHOLM, UNE PAUSE SACRÉE

Ce mot impossible à traduire est sans aucun doute un des plus utiles de la langue suédoise. « Fika » (verlan de « kaffi », terme argotique du XIXe siècle désignant le café), renvoie à la fois à la boisson, au temps passé à la boire, aux pâtisseries qu’on déguste avec sa tasse, à la convivialité de ce moment et aux vertus de la pause (lire, page 7, l’encadré sur la nouvelle gamme World Explorations). Le café comme une parenthèse aux allures d’institution que personne n’oserait remettre en question. En Suède, le terme est d’ailleurs aussi bien un substantif qu’un verbe.

« Låt oss gå Fika ! » («Allons fika !») est une invitation à laquelle on résiste difficilement. Le café filtre est depuis quelques années rejoint par les extractions au percolateur allongées de lait, mais il reste le plus cher au coeur des Suédois. Accompagné évidemment d’une douceur, par exemple un kanelbulle, la viennoiserie à la cannelle mondialement connue. Joana Soulard, derrière le comptoir de son Fika bruxellois, avec les viennoiseries indispensables à une vraie pause-café scandinave. Les extractions filtre sont les plus prisées par les Suédois. Démonstration avec une cafetière Kalita.

TORRÉFACTION LÉGÈRE ET SAVEURS FRUITÉES

Cet esprit chaleureux, cette philosophie de l’échange en toute simplicité, Joana Soulard a voulu les transposer dans son coffee bar bruxellois. Décor de bois brut, banquettes, coussins… Son bien nommé Fika est devenu un repaire pour la foule cosmopolite du quartier européen autant que pour les hipsters des abords de Matonge. Tout en préparant une extraction au filtre Kalita, elle nous raconte la genèse de ce lieu : « J’ai beaucoup voyagé en Scandinavie et j’ai été touchée par cette culture du café très différente de la nôtre. Une grande attention est portée aux origines ainsi qu’aux modes de torréfaction. En 2016, après avoir consolidé mon expérience de barista dans plusieurs établissements bruxellois, j’ai ouvert Fika. Mon idée était de partir de cette approche, en me concentrant sur les specialty coffees et en choisissant des torréfacteurs attentifs à leurs sources. Nous travaillons d’ailleurs, entre autres, avec un torréfacteur suédois. En Scandinavie, les saveurs plus fruitées et plus portées sur l’acidité sont plébiscitées, la torréfaction est généralement plus légère qu’au sud de l’Europe. Nous adaptons néanmoins notre sélection à la demande : 80 % de notre clientèle est étrangère [Fika se trouve à un jet de pierre de la Commission européenne, NDLR] et les attentes gustatives sont très diverses. »

L’esprit suédois est pourtant bien présent dans l’atmosphère et l’aménagement du bar. Ici, pas de coins séparés, mais des bancs qui permettent de converser avec ses voisins. « Fanny Lecore, pâtissière et barista, prépare chaque jour en cuisine notre assortiment. Des choses simples, surtout des brioches ou des viennoiseries à la cannelle et à la cardamome d’inspiration suédoise, mais adaptées. Au moment du carnaval, nous proposons aussi des semlas, les brioches de Mardi gras à la crème fraîche et à la pâte d’amandes. Beaucoup d’expatriés scandinaves viennent alors se fournir chez nous. » Si les extractions mécaniques – de la Chemex à la Kalita, en passant par la French Press – sont entrées de longue date dans la culture suédoise, elles sont encore marginales dans la capitale belge. On en retrouve certaines chez Fika, notamment l’Aeropress et la Kalita, avec laquelle Joana Soulard a préparé un superbe cru éthiopien aux notes de fruits rouges, mais le percolateur La Marzocco reste l’outil principal. « Il y a encore du chemin à parcourir pour faire découvrir les méthodes alternatives et éveiller les consciences. Je constate cependant que beaucoup de clients expriment une curiosité à l’égard des régions, mais aussi des conditions de production. L’équité est pour moi essentielle, je veux mettre l’accent sur le respect de certaines valeurs et sur la qualité plutôt que sur la quantité. » Une vision du fika qui honore l’esprit de la pause à la suédoise. Comme les bougies de la Sainte-Lucie, la grande fête du solstice, petites touches de chaleur dans le froid de l’hiver. Un peu de lumière aux heures les plus sombres et la joie de se retrouver.

QUAND SHANGHAI S’ÉVEILLE AU GRAIN

Du café dans l’empire du thé ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, la Chine découvre avec enthousiasme ces nouvelles saveurs. Dans la province du Yunnan, fief de l’incomparable Pu-Erh, ce thé fermenté dont les millésimes les plus rares se négocient au prix de certains grands crus du vin, les caféiers ont fait leur apparition et fournissent déjà de prometteuses récoltes.

Mais c’est surtout dans les centres urbains, et plus particulièrement dans la bouillonnante mégapole de Shanghai, que la fièvre du café se fait sentir. Les différents types d’extraction et tout particulièrement les espressos et leurs déclinaisons lactées y sont l’objet d’une convoitise. Une tendance certes très récente et encore cantonnée à une certaine élite, mais qui n’en finit pas de prendre de l’ampleur, comme nous le raconte Ine Vanheyste, fondatrice de Belgian Blenders, rentrée, il y a quelques mois, d’un périple en Asie. « Il y a une dizaine d’années, un Chinois n’avait pas la moindre idée de ce qu’était un percolateur. Le seul café qui existait était le café soluble et encore, de façon très marginale. Aujourd’hui, le thé reste la norme, à tout moment de la journée, y compris après un bon repas au restaurant. Mais la vague barista est en plein essor et elle ne va pas s’arrêter là. À Shanghai, une rue est désormais consacrée aux coffee shops, avec beaucoup d’excellents baristas. »  Ine Vanheyste, créatrice de Belgian Blenders, porte la bonne parole du café belge jusqu’en Chine.

DES GOÛTS CHINOIS ÉCLECTIQUES

Ce sont avant tout les jeunes que l’on retrouve dans ces lieux où le café de spécialité est roi et où le mode d’extraction privilégié reste le percolateur. Dans un pays où la question du statut social occupe une grande place, l’aspect « luxe abordable » joue beaucoup en faveur de cette mode. « Le marché est encore émergent, mais il va mûrir et grandir de façon exponentielle, prédit Ine Vanheyste. Pour l’instant, je ne vois pas de profil aromatique type qui serait dominant. Les goûts sont encore très ouverts et c’est surtout la curiosité qui prime. Lors de nos dégustations de cafés belges en Chine, ceux qui ont eu le plus de succès étaient très différents. L’un plutôt porté sur l’acidité, l’autre avec plus de rondeur. Ce que je note surtout, c’est l’influence de l’Australie, plus proche que les États-Unis ou la Scandinavie. On retrouve donc la marque d’une tradition de torréfaction maîtrisée où les notes fruitées peuvent parfois prendre le dessus, mais surtout d’une grande exigence technique sur les recettes et les modes de préparation. Les baristas de Shanghai sont directement inspirés par la troisième vague du café et leurs clients prennent très au sérieux la réalisation des recettes, qui doit être parfaite. »

Nespresso est naturellement présent en Chine, où l’engouement pour le café se traduit aussi par une évolution de la consommation domestique. En 2019, un nouveau nom spécifiquement chinois – Nong Yu Ka Fei – a été adopté afin de coller au plus près des attentes de ce marché en pleine expansion. C’est dans le bar de Chocolate Nation, le grand musée du chocolat situé face à la gare d’Anvers, qu’Ine Vanheyste nous a parlé de la Chine et de son projet. Passionnée de café depuis des années, cette consultante a fondé, en 2018, Belgian Blenders, une vitrine du café belge qui met en avant les savoir-faire de torréfacteurs artisanaux. « La Belgique est connue pour ses bières, son chocolat, ses gaufres… Je voulais aussi faire découvrir les qualités et la diversité de notre café.

Aujourd’hui, sept maîtres torréfacteurs travaillant à petite échelle, tous héritiers de traditions familiales qui remontent à plusieurs générations, font partie de Belgian Blenders. Chacun d’entre eux est représenté par un café “signature”, reflet de leur personnalité et de leur vision. Le but est de promouvoir cette marque à l’international et de faire connaître l’art de vivre belge lié au café, notamment notre façon de l’accompagner d’un chocolat ou d’un biscuit qui fait de la dégustation un moment de vraie convivialité. Nous avons reçu un accueil plus qu’enthousiaste en Chine, où l’envie de découvrir de nouvelles saveurs et la curiosité pour l’origine et le savoir-faire sont très présentes. »

www.belgianblenders.com

À Shanghai, le latte art séduit désormais les jeunes générations

À TOKYO, ENGOUEMENT AU SOMMET

« Le café est bien plus présent dans la vie quotidienne des Japonais qu’on ne pourrait le penser. Les premiers grains sont arrivés dans l’archipel durant l’ère d’Edo via Nagasaki, seul port ouvert au commerce étranger à cette époque. Ils ont d’abord été utilisés à des fins médicinales. Mais depuis au moins trois ou quatre décennies, le café est devenu un automatisme, que ce soit au bureau ou à la maison, sous une forme certes plutôt proche de la consommation traditionnelle à l’américaine, avec beaucoup de cafés solubles et de machines à filtre. » Comme à son habitude, la journaliste et autrice culinaire Chihiro Masui remet vite les pendules à l’heure face aux préjugés occidentaux. Native de Tokyo, elle confesse ne pas être une grande buveuse de café, mais souligne l’émergence précoce de la vague barista dans son pays d’origine : « À côté du café comme boisson de petit déjeuner, on a vu apparaître des bars spécialisés qui ont rapidement gagné en popularité. Comme toujours au Japon, les tendances se répandent à la vitesse d’une traînée de poudre et le phénomène a immédiatement eu son lot de fanatiques et ses stars. Certains torréfacteurs, qui vont chercher leurs cafés dans les régions d’origine, sont devenus ultra populaires, et la volonté de maîtriser les différentes techniques a porté cet engouement vers les sommets. »

AU JAPON, PLEINS PHARES SUR L’EXTRACTION

À l’instar des États-Unis ou de l’Australie, le Japon a en effet été l’un des précurseurs de la désormais célèbre « troisième vague » du café. C’est d’ailleurs dans l’archipel nippon que Nespresso a testé en avant-première son concept, en 1986, et c’est à Tokyo qu’a ouvert en 2012 le tout premier Coffee Experiential Center au monde, mettant ainsi l’accent sur le rituel du café et sur la qualité dans la tasse. La capitale nippone compte de nombreux coffee bars qui n’ont rien à envier à ceux de Melbourne ou de Brooklyn. Les extractions filtre ne seraient d’ailleurs rien sans deux grands noms japonais de la spécialité, Kalita et Hario. Les deux fabricants de cafetières et de porte-filtres se partagent – à juste titre – le coeur des aficionados autour du globe. En Belgique, Jens Oris a été l’un des tout premiers à utiliser le modèle À TOKYO, ENGOUEMENT AU SOMMET V60 conçu par Hario. Trois d’entre eux trônent sur le bar de Normo, son antre anversois. Mur de brique, carrelage vintage et ambiance post-industrielle, on entre immédiatement dans le vif du sujet en passant la porte de verre. Ici on prend le temps de vivre et de savourer le café, d’en apprécier toutes les subtilités, avec élégance, mais sans oeillères. « À mon sens, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise méthode d’extraction, tout est affaire de goût, explique Jens Oris. Ce qui m’intéresse depuis toujours avec le filtre en général et avec la V60 en particulier, c’est que le café développe grâce à cette technique une incroyable richesse organoleptique qui évolue au fil de la dégustation. On peut le siroter en prenant son temps et il devient même souvent encore plus intéressant lorsqu’il baisse en température. »

Fondée en 1921, la société japonaise Hario s’est d’abord spécialisée dans les verreries de laboratoire. En 1964, elle a lancé sa première cafetière à siphon. Il faut attendre le milieu des années 80 pour que les prototypes d’un porte-filtre spécialement étudié en fonction des spécificités du specialty coffee voient le jour. Et c’est seulement en 2004 que le modèle final sera conçu, basé sur la forme d’une parabole et avec un angle de 60 degrés qui lui vaudra son nom.

La fameuse V60 du fabricant japonais Hario en pleine action chez Normo, à Anvers.

« Le savoir-faire japonais, avec cette longue tradition de la verrerie et de la porcelaine, est pour beaucoup dans l’immense popularité dont jouit la V60 auprès des baristas du monde entier, analyse Jens Oris. Elle a été un des vecteurs de la troisième vague du café, elle a ouvert de nouvelles voies gustatives. Le café reste une boisson intimement liée aux souvenirs, à l’identité culturelle. Il y a un aspect émotionnel dont il faut tenir compte. Le temps passé à préparer l’extraction, les gestes, la précision… tout cela apporte une part d’imaginaire et rassure. Il ne faut pas hésiter à expliquer voire à éduquer les clients, en leur faisant découvrir la diversité des saveurs. Quand on propose d’autres choses et qu’on ose sortir des sentiers battus, on crée aussi un lien particulier avec ses hôtes. On se démarque également de la concurrence et on fidélise sa clientèle plus fortement. Peu coûteux, le café permet d’explorer et d’innover sans prendre de trop grands risques. »

www.normocoffee.be

Jens Oris, pionnier du specialty coffee La fameuse V60 du fabricant japonais Hario en pleine action chez Normo, à Anvers. en Belgique, utilise depuis plus d’une décennie les cafetières japonaises Hario.